Audition de Mgr Pierre d’Ornellas

Source : Compte-rendu n°56 de la séance du 30 octobre 2018 de la mission d’information de la Conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique. 

Archevêque de Rennes et responsable du groupe de travail sur la bioéthique au sein de la Conférences des Evêques de France.

J’ai conscience de la lourdeur du travail que font les législateurs et de la complexité des problèmes dont ils s’occupent. L’Église, qui n’ignore pas l’importance des défis posés par la bioéthique, souhaite se prononcer sur ces sujets dans le respect de la laïcité et dans un esprit de dialogue qui concerne tous les domaines où la raison humaine s’exprime, quelles que soient les traditions dont elle relève.

Je commencerai par tenter de poser quelques problèmes. Un premier problème me semble très important puisqu’il s’agit de savoir comment la raison humaine peut conjuguer l’intérêt général, c’est-à-dire le bien de tous et la justice des institutions dont M. François Clavairoly a parlé en citant Paul Ricœur, et les intérêts particuliers, qui eux aussi sont légitimes. Plusieurs exemples, qui peuvent être vus comme des contradictions ou comme des paradoxes, illustrent ce problème : le paradoxe entre le groupe des chercheurs et le respect dû aux embryons humains et à leur intégrité, le paradoxe entre le groupe des femmes voulant avoir un enfant et l’intérêt supérieur des enfants, le paradoxe entre le groupe des politiques favorables aux recherches sur le big data pour des raisons de santé publique et le respect de la protection des données personnelles, le paradoxe entre le groupe des parents qui ont des demandes vis-à-vis de leur futur enfant et le droit qu’a chaque être humain d’être accueilli tel qu’il est, sans sélection eugéniste, enfin le paradoxe entre la dignité inviolable et inaliénable de quiconque et le recours à la marchandisation du corps ou de ses produits pour satisfaire un groupe restreint de personnes.

Mise face à ces paradoxes, la raison est capable de trouver une solution si elle cherche l’intérêt général ou bien du « nous tous ». Grâce au dialogue, la raison peut en effet élaborer une éthique qui s’appuie sur les dimensions personnelles, sexuées, sociales, spirituelles et politiques de l’être humain. C’est ainsi que les techniques existantes font l’objet d’autorisations encadrées ou d’interdits qui instaurent des relations entre les personnes. Ces relations peuvent être des relations entre des soignants et des patients, entre les membres d’une famille dans le cas d’une possible transmission de maladies génétiques, entre des adultes et des enfants lorsqu’une AMP est envisagée, entre des professionnels usant de techniques biomédicales et des familles lors d’un don d’organe. Ces relations peuvent également être établies entre des professionnels et des particuliers, ces professionnels étant par exemple des notaires dans le cas de l’éventuelle ouverture de l’AMP à toutes les femmes, qu’a imaginée le Conseil d’État. Toutes ces relations structurent une manière de vivre ensemble.

Légiférer sur l’usage de ces techniques amène inévitablement à forger un modèle de société. Aussi convient-il de décider collectivement en amont le modèle de société que nous souhaitons bâtir pour les générations futures. L’écologie nous apprend en effet notre grave responsabilité à l’égard des générations futures et nous oblige à vérifier la justesse de nos comportements envers la planète et envers les personnes les plus vulnérables. Il me semble que ce regard écologique, qui est entre autres celui de l’Église, devrait inspirer notre regard bioéthique. Il nous amène à nous poser des questions inévitables : quel modèle de société voulons-nous ? En conséquence, quelles décisions législatives sur la bioéthique doivent être prises ? Et comment parvenir, avec ces décisions, à réconcilier bon nombre de citoyens avec la démocratie politique dans un contexte où certains sont considérés comme des progressistes tandis que d’autres, ainsi que l’a noté le professeur Didier Sicard, sont diabolisés parce qu’ils seraient conservateurs ? Ne laissons pas guider nos choix par des anathèmes ! Prendre des décisions précipitées à cause de pressions ou parce que nous souhaiterions nous aligner sur le moins-disant éthique d’autres pays serait également un piège redoutable, comme l’a souligné le Conseil d’État.

Il est urgent de prendre du recul pour voir l’effet sur la société de changements législatifs qui, lorsqu’ils ne sont considérés que du point de vue technique, paraissent dépourvus d’enjeux globaux. Car ce n’est qu’en pensant collectivement le modèle de société induit par nos pratiques en biomédecine et en bioéthique que nous parviendrons à donner sa juste place à l’usage des techniques mais aussi à guider la recherche qui, nous le savons depuis le code de Nuremberg, ne saurait être laissée à elle-même.

Le modèle français de bioéthique, forgé depuis vingt-cinq ans, a pour principe central la dignité. Or, la révision de la loi de bioéthique pourrait conduire à changer de modèle de société ou à faire coexister deux modèles. D’une société où le principe de dignité fonde la liberté de ses membres et garantit les liens les unissant, on passerait à une société où prédominent les libertés individuelles au risque de laisser la loi du plus fort la gouverner, ébranlant la fraternité de manière durable. Examiner si le plus faible est protégé, conformément au devoir de protection qui lui est dû, ou s’il est au contraire utilisé, peut cependant nous servir de critère. Le principe de dignité conduit ainsi au principe de gratuité qui traduit de manière juridique l’évidence que la personne humaine ne peut être traitée comme un bien marchand. Selon ce principe, nul ne peut être soumis à une marchandisation, même par une convention qu’accepteraient toutes les parties. La marchandisation tend en effet à ranger la personne humaine dans la catégorie des choses et porte en germe de graves risques de dérive vers une forme moderne d’esclavage. Le modèle de société ainsi mis en place serait une société dans laquelle le plus fort pourrait imposer sa volonté au plus faible.

Le principe de gratuité n’est pas moins fondamental pour tous les éléments et produits du corps humain. L’abandonner, même de façon dérogatoire, serait une grave régression qui ne pourrait manquer d’amener d’autres dérogations en raison du principe de non-discrimination. Renoncer au principe de gratuité serait ouvrir la porte à une autre société que celle promue par la France des droits de l’homme. Conserver ce principe, c’est au contraire affirmer que la personne n’a pas de prix, qu’elle doit être considérée comme une fin et qu’elle ne peut jamais être utilisée comme un moyen.

Le principe de dignité a pour corollaire le principe d’égalité que contredit insidieusement l’« eugénisme libéral », pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas. Cet eugénisme est le résultat de la conjonction de décisions individuelles qui, sans qu’on y fasse attention, induisent une mentalité eugénique, comme l’ont souligné un Jacques Testart ou un Didier Sicard. Dans ce nouveau modèle de société, l’être humain à engendrer doit correspondre à des qualités préétablies. Cette mentalité eugénique heurte frontalement l’idée selon laquelle tout être humain est accueilli en ce monde comme un don et confié à notre sollicitude collective. Nous savons en effet depuis la Déclaration des droits de l’homme que nous naissons tous égaux en dignité et en droits.

Ce nouveau modèle de société marqué par une mentalité eugénique porte d’ailleurs en soi une contradiction éthique majeure. En effet, qui fixerait les qualités à promouvoir ? Cette norme ne peut être établie par un groupe majoritaire car l’eugénisme étatique, particulièrement effrayant, est fort heureusement interdit. Les qualités requises ne peuvent donc être établies que par des décisions individuelles, ce qui signifie qu’elles sont choisies arbitrairement par chaque individu en fonction de ses désirs et de son idée de la vie et du bonheur. Dès lors, comment garantir une égalité de droits et de chances à tout être humain si certains individus ont été délibérément produits pour être dotés de qualités supérieures à celles des autres ? Ce modèle de société porte en lui-même la source de graves inégalités.

La vigilance sur les possibilités de pratiques eugéniques est une responsabilité éthique majeure. Sans doute faudra-t-il préciser dans la loi les encadrements empêchant la sélection d’êtres humains et faire ensemble en sorte qu’elle interdise l’utilisation des techniques ne rendant pas impossible l’eugénisme. Il faut, me semble-t-il, reconnaître avec courage la valeur de l’interdit. Car la valeur symbolique de ces interdits, qui existent dans toutes les sociétés, est une conception de l’être humain dans laquelle, selon une belle formule de Pascal, « l’homme passe infiniment l’homme ».

Un dernier principe fondamental de notre République est le principe de fraternité, qui inclut les êtres humains dans leurs différences. Un principe transcendant permet à ces différences de coexister pacifiquement, en sorte que la fraternité puisse être mise en œuvre : ce principe transcendant est, ainsi que l’a écrit le Conseil d’État, la dignité humaine qui nous habite dès le commencement de notre vie et nous accompagne tout au long de notre existence, nous obligeant au respect de l’ensemble des éléments corporels qui font de nous des êtres humains vivants. Cette transcendance s’exprime existentiellement dès que l’individu reconnaît qu’il vit comme un être humain avec tous les droits d’une personne.

La fraternité induit l’égalité de l’accès aux soins pour tous les membres de la société affectés d’une pathologie. Ce principe a des conséquences pratiques puisque la médecine, pour que le principe de fraternité puisse être conservé, doit garder le critère de la pathologie diagnostiquée et évaluée. Ce n’est qu’ainsi, me semble-t-il, que la fraternité peut engendrer une juste solidarité.