Etre apôtre de l’unité

Le fait de travailler avec  d’autres pour l’annonce du Royaume permet  de faire très concrètement l’expérience de l’Église et de participer à la construction de son unité.

L’unité de l’Église a été le principal souci de saint Vincent Ferrier. Nous avons décrit, dans la première partie de cette lettre, le contexte ecclésial dans lequel il a vécu l’essentiel de sa vie de prêtre : une Église déchirée en deux puis en trois. Ce n’était pas de manière fortuite qu’il était attaché à la Papauté d’Avignon. Il en était le principal théoricien. Son « Traité du Schisme » fournit des arguments sérieux pour en établir la légitimité et pendant la majeure partie de sa vie, il en a été l’ambassadeur et le propagateur, essayant de réunir autour d’elle l’ensemble de la Chrétienté. Son adhésion au siège d’Avignon était tout à la fois intellectuelle et affective.

Pourtant, quand il s’est rendu compte que Benoît XIII aurait pu restaurer définitivement l’unité de l’Église en renonçant à la Papauté, mais qu’il refusait de le faire pour préserver ses privilèges, quand il a pris conscience que le pape au service duquel il avait mis son intelligence et son zèle plaçait ses intérêts personnels au-dessus de l’intérêt de l’Église et du Bien Commun, il lui a retiré son obédience.

À Perpignan, en janvier 1416, il prêche devant le Pape sur le thème des « ossements desséchés (44) » dans lesquels il voit l’image de l’Église que ses divisions ont rendue stérile, mais le pontife reste insensible à ses paroles. Il n’accueille pas le souffle de l’Esprit qui aurait pu rassembler les ossements dispersés, faire leur unité en les recouvrant de chair et leur insuffler la vie. Découragé, Vincent fait le deuil de la fidélité que lui avaient inspirée son intelligence et son amitié pour le pape. Il renonce à l’une et à l’autre et,   la mort dans l’âme, il se soustrait à l’obédience avignonnaise. Il devient un véritable martyr de l’unité de l’Église. Comme lui, nous avons parfois  à renoncer à nos jugements propres pour le bien supérieur de l’unité de l’Église.

Le Concile Vatican II nous a permis d’approfondir notre foi en l’Église et en son unité. Pour nous parler de l’Église, le Concile évoque des images qui suggèrent la nécessité d’une forte communion entre tous ses membres. Il utilise l’image d’un peuple, l’image d’un troupeau (45) ; à la suite de saint Paul, il utilise l’image d’un corps dans lequel chaque membre a sa part de responsabilités pour le salut de l’ensemble. Parler de communion, c’est tenir le langage de l’être en relation, de l’unité, de la cohésion. Pour des chrétiens, c’est une vérité fondamentale.

(44) Ezéchiel 37.
(45) Lumen Gentium 20-21 et 32.

L’Église image de la Trinité

Saint Jean, dans son évangile, nous montre le Christ en train de prier longuement pour l’unité de ses disciples avant sa passion. Relisons cette prière du Christ : « Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi. Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes UN : moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde. Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi je t’ai connu, et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé. Je leur ai fait connaître ton nom, et je le ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que moi aussi, je sois en eux. (46)»

Dans chaque célébration de l’Eucharistie, avant de prendre et de distribuer le corps du Christ, les prêtres prient pour l’unité : « Ne regarde pas nos péchés mais la foi de ton Église. Pour que ta volonté s’accomplisse, donne-lui toujours cette paix et conduis vers l’unité parfaite ».

Cette unité de l’Église n’est pas à rechercher comme une stratégie, au sens où l’on pourrait dire : « L’union fait la force ». Dans une société où nous avons tendance à devenir minoritaires, il faut s’unir. Ce n’est pas cela !

Cette unité, c’est la nature même de l’Église : elle puise son existence au cœur même de la Trinité, au cœur de l’amour du Père pour le Fils, et du Fils pour le Père, amour dont procède l’Esprit.

« Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous. (47)»

Ou encore : « Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes UN : moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un. (48) »

L’instruction de saint Jean-Paul II sur les fidèles laïcs nous dit que la communion ecclésiale est « le reflet dans le temps de l’éternelle et ineffable communion d’amour de Dieu unique et trinitaire (49 )».

Voilà quel est l’enjeu de la communion. Il ne s’agit pas de faire des alliances stratégiques à la manière des armées ou des partis politiques pour lutter contre je ne sais quel ennemi. Il ne s’agit pas non plus de s’unir pour sur- vivre à la manière du Contrat social de Rousseau. Il ne s’agit même pas de conjurer l’avertissement du Christ qui nous dit que « Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut pas tenir (50) ».

Il s’agit de l’attitude inspirée par la nature même de l’Église. L’Église est une. Les chrétiens sont frères, ou ils n’existent pas !

(46) Jn 17, 20 – 26.
(47) Jn 17, 21.
(48) Jn 17, 22-23a.
(49) Jean-Paul II, Exhortation Apostolique Christi fideles Laïci n°31, décembre 1988.
(50) Mc 3, 24.

Dimension missionnaire de l’unité

Parler de communion, c’est parler le langage de l’être en relation, de l’uni- té, de la cohésion. Toutes ces réalités renvoient aux structures et à l’identi- té institutionnelle de l’Église, où l’on serait bien entre soi, où l’on serait bien chez soi, dans une sorte de méfiance à l’égard du monde extérieur. Tout cela pourrait nous renvoyer à l’image d’une Église qui se présenterait comme une forteresse assiégée dans un monde hostile.

Il n’en est rien ! L’Église n’est pas le « Krak » des chevaliers ! La communion n’est une fin en soi que dans la béatitude éternelle : « Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi (51)». Mais tant que dure cette vie, elle a aussi un autre but : elle est un témoignage missionnaire. Laissons le Christ nous le dire lui-même : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé (52) ».

La communion de l’Église, l’unité entre nous, est un don de Dieu pour son Église mais ce don implique notre responsabilité : il doit être trans- formé en une vie de communion croissante. Être responsable du don de la communion signifie avant tout être engagé à vaincre toute tentation de division ou d’opposition qui menace la vie et l’engagement apostolique des chrétiens. L’unité de l’Église, la vie de communion ecclésiale, l’amour fraternel des Fils de l’Église deviennent alors un signe de crédibilité pour le monde et une force d’attraction qui conduit à croire au Christ. On ne va pas à la pêche avec un filet déchiré …

Nous comprenons mieux, dès lors, que saint Vincent Ferrier ait uni dans une même préoccupation le souci de l’évangélisation et celui de l’unité.

(51) Jn 17, 24.
(52) Jn 17, 21.

L’unité fruit de la sainteté

Nous devons nous-aussi la rechercher de tout notre cœur. Cette unité n’est pas seulement affective, elle doit surtout être effective. Elle ne vient pas d’abord de nos sympathies, elle ne doit pas être mise en péril par nos antipathies. Elle nécessite que nous renoncions parfois à nos sentiments propres. Sa recherche doit nous pousser à la bienveillance à l’égard des autres, au pardon des offenses. « Il nous faut sauver la proposition du prochain plutôt que de la perdre » aimait à dire saint Ignace de Loyola.

L’unité de l’Église est verticale avant d’être horizontale. L’unité entre les membres de l’Église vient du fait que chacun d’entre eux est uni à la tête, comme la communion du presbyterium vient du fait que chaque prêtre est en communion à l’évêque. C’est l’union de chacun à Dieu qui fonde l’unité de l’Église. C’est la croissance en sainteté de chacun de ses membres, par une union toujours plus grande à Dieu, qui fait grandir l’unité de l’Église.

Le Concile Vatican II, dans la Constitution « Lumen Gentium » définit l’Église comme étant tout à la fois « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain (53)».

Saint Vincent Ferrier avait compris qu’elle ne peut remplir cette double mission qu’en donnant le témoignage de sa propre conversion et de sa propre unité, en travaillant à établir la paix entre les hommes. Pendant toute sa vie il a été, à travers l’Europe, un ardent Apôtre de la Paix : il a apaisé les luttes des grandes familles féodales de Valence,  il a contribué  à établir l’unité des Espagnes par le compromis de Caspe. Sa venue en Bretagne à la demande du Duc Jean V et sa rencontre avec le roi d’Angleterre à Caen n’eurent pas d’autre but que de travailler à l’établissement de la paix. Mais sa conversion lui avait fait comprendre que cette œuvre diplomatique et politique, si elle était nécessaire, n’était pas suffisante. La paix ne se limite pas à « la pure absence de guerre et elle ne se borne pas à l’équilibre des forces  adverses (54) ». La paix terrestre naît de l’amour du prochain (55), d’où la nécessité de prêcher la conversion aux peuples pour faire naître une culture de la paix. Si nous n’avons pas la possibilité d’œuvrer sur le plan diplomatique et politique, comme le fit saint Vincent Ferrier, nous pouvons du moins travailler à l’établissement fondamental de cette culture de paix dans notre vie et dans nos relations les plus immédiates.

(53) Lumen Gentium chapitre I, 1.
(54) Gaudium et Spes 78, 1.
(55) Gaudium et Spes 78, 3.