« FORTUNA » : entretien avec le réalisateur du film, Germinal Roaux

Germinal Roaux,  poète de cinéma, a imposé, avec ses trois premiers films, un nouveau regard sur la réalité contemporaine et une écriture immédiatement personnelle, fixée dans le noir et blanc.(voir bibliographie au bas de l’article)

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Quelle a été la genèse de Fortuna ?

Mes projets de cinéma démarrent toujours avec une rencontre dans la vraie vie. Pour Left Foot Right Foot, c’était la découverte de ces jeunes filles qui se prostituent occasionnellement pour s’acheter des fringues de luxe. Cela m’a questionné sur notre société et le monde du paraître. Pour Fortuna, ça a commencé avec ma compagne comédienne, Claudia Gallo, qui a été engagée à Lausanne par le CREAL (Centre de ressources pour élèves allophones) afin d’encadrer des enfants roms qui traînent dans la rue.

De fil en aiguille, on lui a demandé de s’occuper de mineurs non accompagnés, que j’ai rencontrés à mon tour et dont les histoires m’ont bouleversé, notamment le récit d’une jeune adolescente tombée enceinte pendant son exil, qui préfigure celui de Fortuna. La situation de ces jeunes exilés était si déchirante, leurs récits si forts et courageux qu’il me fallait parler d’eux, faire quelque chose. Nous sommes tous désarmés devant ce qui se passe en Europe, en Méditerranée avec les traversées cauchemardesques auxquelles on assiste sur nos écrans et par nos radios, sans pouvoir aider. C’est terrible de se sentir impuissant  devant tant de souffrance.

Toutes ces réflexions nées de mes rencontres avec ces jeunes m’ont appelé à écrire l’histoire de Fortuna. Durant les premiers mois d’écriture, j’ai fait des recherches sur l’accueil des réfugiés en Suisse et c’est là que j’ai découvert que, pour pallier le manque de place dans les centres de requérants, des frères du monastère d’Einsiedeln en avaient accueilli chez eux. Du coup, cela a résonné en moi et m’a donné envie de situer le film à l’hospice du Simplon, j’aimais ce lieu que je connaissais pour y avoir déjà fait des photos. Ma rencontre avec les chanoines du Simplon a été déterminante dans l’écriture du projet Fortuna.

Mois après mois mes carnets de notes se sont remplis comme un herbier, une collection d’idées et de mise en relation qui ont fini par aboutir à un projet de long métrage.

Comment êtes-vous passé de celui-ci à la réalisation ?

J’avais commencé à écrire un traitement d’une trentaine de pages, puis je suis allé voir la productrice Ruth Waldburger. Elle a tout de suite été intéressée et m’a dit : on y va. Et quand Ruth dit qu’on y va, on y va vite. J’avais un délai de trois mois pour déposer un dossier à Berne, afin d’obtenir les fonds d’aide à l’écriture.
Ainsi me suis-je attelé au scénario, que j’ai élaboré en collaboration avec ma compagne dont la connaissance du sujet sur le terrain a été
une aide précieuse tout comme le soutien de mon ami Claude Mure. Ensuite tout est allé très vite…

Comment s’est passé le casting ?

Le casting a été un long travail, d’abord en Suisse. J’avais au départ assez envie d’impliquer des mineurs non accompagnés dans ce projet, avant de rapidement me rendre compte que ce serait impossible pour des raisons émotionnelles évidentes. Le premier casting helvétique ne m’a pas révélé LA perle. Je voulais en effet une jeune fille qui venait juste d’arriver en Europe, encore marquée dans sa voix et dans son corps par ses origines africaines.

Les jeunes filles que l’on rencontrait ici s’étaient rapidement adaptées à notre mode de vie occidental et avaient souvent perdu tout de leurs racines. Par la suite, avec l’aide d’une directrice de casting nous avons fait des recherches à Paris, puis en Afrique de l’Ouest, également restées vaines. Sur les recommandations de Ama Ampadu, une amie productrice, j’ai proposé à Ruth Waldburger d’aller faire le casting à Addis-Abeba où, durant une dizaine de jours, nous avons testé une centaine de garçons et de filles devant la caméra, et c’est là que je suis tombé sur Kidist, LA Fortuna que je cherchais, une orpheline qui parlait un peu d’anglais et avait tenu un petit rôle dans le film éthiopien Lamb de Yared Zeleke, primé à Cannes en 2015.

Kidist Siyum Beza m’a tout de suite impressionné par sa présence, et la force qui émanait de sa fragilité tenant notamment à sa foi profonde. Elle rayonne : on la sent du côté de la vie malgré sa tristesse. Quant au garçon, Assefa Zerihun Gudeta, qui n’était pas prévu au casting, je l’ai rencontré parmi les nombreux curieux qui nous tournaient autour. Il avait fait un peu de théâtre, et sa présence incroyable m’a tout de suite saisi.

Et comment Bruno Ganz est-il entré dans le projet ?

J’ai pensé à lui déjà en cours d’écriture, car il me fallait un acteur de sa stature pour porter le rôle du chanoine « supérieur ». Or, depuis Les ailes du désir de Wim Wenders, qui m’a donné envie de faire du cinéma, j’admirais Bruno Ganz (photo ci-contre) pour son mélange de solidité et de douceur. J’en ai donc parlé à Ruth Waldburger, nous lui avons envoyé le scénario, qui l’a beaucoup intéressé, et notre première rencontre a été marquée par une belle discussion. Il posait beaucoup de questions, sensibilisé aussi par le fait qu’Angela Merkel venait d’accueillir environ un million de réfugiés.

Or, travailler avec lui m’impressionnait beaucoup, et je ne savais pas trop comment allait se faire la greffe entre cet immense comédien et une débutante. Avec la jeune Kidist, je ne voulais surtout pas risquer d’abîmer ce qu’elle pouvait amener d’elle-même à son personnage de Fortuna et pour cette raison j’ai décidé de ne jamais lui donner le scénario. Nous avons travaillé en partie sur l’improvisation ou plus exactement sur l’adaptation du dialogue au langage propre des deux acteurs éthiopiens, avec l’aide précieuse d’une interprète amharique. De son côté, Bruno Ganz exigeait la stricte interprétation d’un texte dont il garantissait de ne pas toucher une virgule. Deux façons bien différentes d’appréhender le travail et de construire les personnages du film.

Comment le tournage s’est-il passé avec les requérants figurants ?

Le tournage, qui a duré 37 jours, entre avril et mai 2016, a été une expérience unique, qui a culminé au cours d’un souper commun, le soir du tournage de la descente de police à l’hospice du Simplon, réunissant les acteurs et les figurants amateurs d’origines variées – requérants venus de divers centres d’accueils ou familles de roms –, l’équipe technique et les chanoines, plus tous ceux qui nous ont aidés d’une façon ou de l’autre, soit 80 personnes environ qui ont beaucoup parlé entre elles, ce soir-là, de religion ou de questions liées à l’asile. Dans l’ensemble, le tournage du film, qui aurait pu tourner à la catastrophe du fait de la rigueur des conditions, coincés que nous étions à plus de 2000 m d’altitude et par un froid glacial, a vraiment été une réussite et une aventure collective marquante pour tous.

Comment cela s’est-il passé avec les « vrais » chanoines ?

Tout au début, je les ai sentis un peu réticents à accueillir une équipe de tournage, en tout cas pour certains d’entre eux, puis ils ont
lu le scénario, en ont beaucoup parlé entre eux et ensuite nous ont hébergés et aidés avec beaucoup de bonne volonté et de chaleur.

Qu’en est-il pour vous de la question spirituelle, très importante dans le film ?

J’ai voulu rendre, surtout, un climat. Le contexte y portait évidemment. Pour la scène centrale, que j’ai beaucoup réécrite, s’agissant d’un débat contradictoire entre cinq chanoines parlant de l’accueil en invoquant à la fois leur vocation et leurs réserves par rapport à la société et ses lois, j’ai eu plusieurs entretiens avec des religieux pour essayer de mieux les comprendre et de m’identifier à eux. À cet égard, alors même qu’il montrait une certaine appréhension à endosser ce rôle, Bruno Ganz, extraordinaire de vérité dans le film, a véritablement porté le personnage du moine convaincu du rôle évangélique fondamental de l’accueil, en contraste avec ses frères plus empêtrés dans leurs histoires d’église. Il est d’ailleurs plus question d’une quête d’humanité que de religion…

Tout ça en noir et blanc. C’était obligé ? Ruth Waldburger n’a pas froncé les sourcils ?

Du point de vue artistique, Ruth Waldburger m’a laissé une très grande liberté. Quant au noir et blanc, c’est ma langue, et ça l’est
de plus en plus. Cela me semble le médium idéal pour raconter les histoires telles que je les conçois. On pourrait en parler longuement, même du point de vue philosophique, avec le jeu de l’ombre et de la lumière, et je crois que le spectateur est engagé de façon très différente devant un film en noir et blanc. Le cinéma peut nous ramener à une expérience du temps présent et c’est cela que je recherche.

Mon souci est de rendre le spectateur actif, de lui donner un rôle, de l’inviter à réfléchir sur des questions essentielles de notre condition humaine. La vraie difficulté de l’écriture cinématographique c’est de réussir à écrire l’histoire non pas de l’extérieur comme si on l’observait, mais de l’intérieur comme si on la vivait et permettre à chaque spectateur de voir son propre film en lien avec son propre vécu. Un film devrait pouvoir s’écrire dans le regard de celui qui le regarde. Enfin, la conclusion de Fortuna reste ouverte…

La fin n’est pas une fin, mais le début de la nouvelle vie de Fortuna, devenue femme. C’est une conclusion ouverte qui offre différentes interprétations et qui permet surtout de faire résonner le dernier long discours de Bruno Ganz sur la question du choix. J’ai d’ailleurs remarqué que la compréhension de la fin différait aux yeux d’un homme et d’une femme, l’un et l’autre interprétant des signes différents en fonction d’une différence d’approche, mais je ne vous en dis pas plus…

GERMINAL ROAUX

Germinal Roaux (né le 8 août 1975 à Lausanne) est un photographe et cinéaste franco-suisse autodidacte.

Son travail est exclusivement tourné vers le noir et blanc. Photographe reporter depuis 1996 pour différents magazines, il reçoit en 2000 le Premier Prix Suisse des Médias, pour une série de reportages photo traitant de l’autisme chez l’enfant et l’adulte, exposée au Musée de l’Élysée de Lausanne.

En 2003, il réalise son premier film documentaire Des tas de choses. Un film sur l’intégration des handicapés mentaux dans notre société, sélectionné au Festival International du cinéma documentaire Visions du Réel à Nyon. Germinal Roaux écrit et réalise Icebergs en 2007, qui remporte le Prix du Meilleur Espoir au Festival international du film de Locarno ainsi que le Prix de la Relève Suissimage SSA pour le meilleur court métrage suisse de l’année aux 43e Journées de Soleure. La même année Germinal Roaux débute un journal photographique expérimental qui traite du passage de l’adolescence à l’âge adulte « Never Young Again », qu’il publie chaque mois sur internet. Au fil des ans, ce travail photographique s’est étoffé et comporte aujourd’hui des milliers de clichés qui font désormais partie des archives de la Bibliothèque Nationale Suisse.

En 2012, Germinal Roaux écrit et réalise son premier long métrage pour le cinéma Left Foot Right Foot avec l’acteur argentin Nahuel Perez Biscayart. Le film remporte le Bayard d’Or du Meilleur Premier long métrage au FIFF de Namur 2013, le Prix du Jury au Festival International du Film de Palm Springs, ainsi que le Prix du Cinéma Suisse 2014 dans trois catégories : Meilleure Photographie, Meilleure interprétation dans un second rôle et Prix Spécial de l’Académie. En 2016, il écrit et réalise son deuxième long métrage Fortuna qui traite de la vie des réfugiés mineurs non accompagnés avec une jeune actrice éthiopienne Kidist Siyum Beza et l’acteur suisse Bruno Ganz.

Le 24 septembre 2016 à Zurich (Suisse), l’actrice américaine Uma Thurman et le Jury du Festival du Film de Zurich lui remettent le Filmmaker Award 2016 pour son projet Fortuna.

FILMOGRAPHIE

2018
FORTUNA (Long Métrage)

  • Ours de Cristal du Meilleur Film
  • 68ème Berlinale – Génération Compétition 2018
  • Grand Prix du Jury International de Generation 14plus
  • 68ème Berlinale – Génération Compétition 2018
  • Séléctionné au 16° Festival International du Film sur les Droits Humains de Genève 2018

2013
LEFT FOOT RIGHT FOOT (Long Métrage)

  • Bayard d’Or pour la Meilleure Première OEuvre au FIFF de Namur 2013
  • Official Selection First Film World Competition
  • Montreal World Film Festival 2013
  • Sélection Officielle “Special Screening” au Festival du Film de Zurich 2013
  • Jury Special Mention International Competition 2014 Palm Springs (USA)
  • Prix du Cinéma Suisse 2014 pour le Meilleur Second Rôle
  • Prix du Cinéma Suisse 2014 pour Meilleure Photographie
  • Prix du Cinéma Suisse 2014 – Prix de l’Académie (costumes)

2007
ICEBERGS (court métrage fiction)

  • Prix du Meilleur Espoir au Festival International du Film de Locarno 2007
  • Official Selection TriBeCa Film Festival New York (USA) 2008
  • Prix de la Relève Suissimage SSA pour le Meilleur Court Métrage 2008

 

2003
DES TAS DE CHOSES (film documentaire)

  • Compétition Officielle Festival Visions du Réel Nyon 2004
  • Prix du Meilleur Film Étranger Festival du Film de Dakar 2004
  • Prix du Cinéma Suisse (nomination) 2005